George DUBAL (1909-1993)
Psychanalyste
12ème Congrès international d'Histoire des sciences, Paris, 1968
Le cheminement vers la
pensée scientifique
Résumé
L' ORIGINE DES POSITIONS
MAGICO - RELIGIEUSE
Le Primitif", comme le jeune enfant, tend à vivre
dans un univers
mental dans lequel il projette
constamment ses désirs et ses craintes; et, tout en se
civilisant,l'homme garde volontiers certaines
interprétations du matin de sa vie qui
s'expriment dans son "matin des magiciens".
Dans
la préhistoire comme dans la petite enfance, le
monde est vu à travers l'Objet maternel
- tantôt bon, tantôt mauvais -
et cela permet l'adhésion au monde par le
"Oui" ou le refus par le "Non".
Les catégories se présentent naturellement sous
les espèces du chaud et du
froid, du grand
et du petit, du cuit et du cru, etc, et servent de support à
la
classification de ce qui est vécu
dans le milieu. Puis, l'homme rejette ce qui ne lui est
pas familier dans la catégorie de "l'insolite",
du "Tout Autre", comme disent les
théologiens (comme l'enfant de 8 mois rejette
l'étranger).
C'est l'apparition du
miracle.
LA FONCTION SÉCURISANTE
DE LA PENSÉE IRRATIONNELLE
& LA RÉSISTANCE À LA PENSÉE
SCIENTIFIQUE
Le miracle plus ou moins limité dans son
acception est caractérisé par
l'intervention d'une
puissance (généralement) paternelle. Cette
puissance s'incarne dans
un objet (fétiche),
dans une personne (fou, sorcier, vedette, prêtre, savant),
dans une
projection divine ou
encore dans le ciel étoilé. Dans ce dernier cas,
l'Astrologie
devient un principe d'explication
comme la Causalité naïve ou la Finalité
explicative
et ainsi
il n'est plus nécessaire de prendre sa destinée
en mains.
COMMENT
ACCÉDER À LA
PENSÉE SCIENTIFIQUE
Dans le système
patriarcal, la persévération de notre
sensibilité magico-religieuse tend à nous
maintenir dans le système clos du Doute (révolte)
ou de la Foi (obéissance). Pour en sortir,
nous devons courir un risque, celui que désigne l'aphorisme
d'Erasme "Prometheus nobis imitandus".
Cette condition morale de la
pensée scientifique est plus facile aujourd'hui car nous
connaissons mieux les obstacles
de nos motivations (rationalisations) ou notre histoire mentale
passant par la mentalité
matriarcale (Tout est possible), ensuite par l'antithèse
patriarcale
(principe de
contradiction) et enfin par la Synthèse sociale du
fratriarcat. Cette attitude
admettant la réciprocité et la
réversibilité trouve sa meilleure
expression dans les groupes
de recherche qui vivent précisément en fonction
du feed-back
transformant continuellement
les thèses et les antithèses en
synthèses nouvelles.
LE CHEMINEMENT VERS LA PENSÉE SCIENTIFIQUE
L' ORIGINE DES POSITIONS MAGICO - RELIGIEUSES
Le cheminement
préhistorique et historique de l'homme vers la
pensée scientifique passe par
des étapes qui ont certaines analogies avec le
développement de l'enfant vers la vie adulte.
Sans doute, dès leur
apparition les hommes se sont groupés comme les
chimpanzés pour vivre en couples
et
mieux se protéger d'un univers de désirs et de
craintes. Cette symbiose animale et
mentale avec le milieu
s'est prolongée jusque dans la période des
premières
civilisations matriarcales.
Tant que
l'on ignorait le rôle causal joué par le
père dans la fécondation en attribuant
l'enfant
à une réincarnation, l'homme ne fut pas
armé pour sortir de son monde magique et
fantasmatique.
Les catégories mentales
se présentaient tout naturellement sous les
espèces du chaud et du froid,
du cuit et du
cru, du grand et du petit, etc. Ce monde était
goûté comme la mère:
Objet tantôt bon,
tantôt mauvais,
et, cela s'exprimait par une adhésion - un "Oui"
(dès 18
mois) -
ou une fin de non recevoir - un "Non" (dès 15 mois) -.
Puis vint le
Patriarcat.
Le père s'étant trouvé comme
géniteur causal qui cherche à exclure
ses
rivaux - les tiers exclus -
valorisa "le principe de contradiction" entre lui et
ses fils. Ce rôle rappelant I'expérience du
bébé (8 mois) en face de
l'étranger fut
projeté sur l'Insolite qui devint "le miracle". Avant, il
n'y avait pas de
miracle,
on vivait dans le miracle, un peu comme le schizophrène
halluciné,
le drogué
ou le petit enfant dans ses fantasmes.
Cette nouvelle notion,
s'incarnant dans un Objet - un Totem, un fétiche -, dans la
personne du fou, du sorcier
(comme aujourd'hui encore dans la personne de la vedette, du
médecin ou du savant), dans
une projection divine,
dans un phénomène que nous appelons maintenant
naturel : la
foudre, le tremblement de terre, etc.,
est alors devenue un principe d'explication par la
transcendance. Nous y tenons toujours
puisque nous voyons régner ce genre d'
interprétation dans l'Astrologie
ainsi que dans le
principe de Causalité naïve, tel que
celui de la création du monde,
ou dans la Finalité explicative encore utilise dans
certains ouvrages de biologie.
A titre d'exemple, citons le cas d 'espèce
représenté
par l'aile de l'oiseau, de la chauve-souris,
du poisson volant ou de l'insecte. Nous avons
bien de la peine à ne pas
considérer que les ailes sont faites
pour voler, comme les
pattes pour marcher. En nous reposant sur cette Finalité,
nous ne distinguons plus
l'effet (l'être adulte) de sa causalité
génétique,
si bien que la pseudo-explication
que nous donnons à notre "pour-quoi" nous cache le "comment".
Parmi tous les tests
d'intelligence, ne pensez-vous pas que nous pourrions
établir un TEST DE L'ESPRIT
SCIENTIFIQUE
qui nous permettrait de détecter tous ceux qui sont aptes
élaborer des
théories valables.
Ce test serait imaginé en fonction du degré de
croyance à la
Finalité
(Le théoricien le plus apte se situerait vers le 0 et les
autres iraient
jusqu'à 100).
Parmi les plus finaliste
on trouverait donc ceux qui seraient les moins disponibles pour la
théorie,
par contre on
trouverait des Fabre dont on pourrait utiliser les observations.
LA FONCTION
SÉCURISANTE DE LA PENSÉE IRRATIONNELLE
ET LA RÉSISTANCE À LA PENSÉE
SCIENTIFIQUE
Cette
persévération de
notre sensibilité magico-religieuse au travers du
schème
inspiré par la première vision
du monde, notre Objet maternel - Bon et Mauvais tout la fois -,
tend, par l'intervention
du principe d'exclusion paternel, à couper le monde de la
pensée en deux,
en l'enfermant
dans un dualisme clos. (Ce dualisme trouve également une
base dans nos mécanismes
cérébraux).
Nous n'avons finalement qu'à croire, obéir (avoir
la Foi) ou douter,
désobéir, nous révolter.
N'est-ce pas la mentalité qui règne
généralement de la
maternelle à l'université ?
Prisonnier de l'école
dès son plus jeune âge, l'enfant doit travailler
pour des notes attribuées par un
maître
qui efface tout intérêt pour la recherche libre en
lui substituant la
nécessité de lui plaire pour pouvoir s'en sortir.
Le principe d'Autorité, ainsi que
l'influence de la personnalité du maître et
l'obsession de la répétition de la formule
restent les piliers de notre culture. Depuis l'époque des
cavernes le système s'est
plutôt durci.
Tout essai, toute innovation deviennent immédiatement
traditions ou moyen
de se rassurer
contre tout ce qui pourrait nous libérer.
La pensée
scientifique
nous fait peur parce qu'elle n'est protégée par
aucune divinité, aucune Autorité,
aucun principe métaphysique. Notre seule
sécurité est dans le risque
Prométhéen.
Eschyle fait dire à son héros "Je me
soucie de Zeus moins que
rien"
et il met dans la bouche d'Oedipe ces paroles "Ce
fut moi, cet
Oedipe ignorant,
qui ai fait taire le monstre par la pénétration
de mon esprit et
sans consulter le vol des oiseaux".
Quand, nous prenons
conscience de notre crainte de sortir de cette niche protectrice des
idées reçues et que
nous réalisons ainsi notre "néophobie", comme le
firent un Freud ou un Kinsey,
nous trouvons le courage
de nous aventurer hors des chemins battus en remplaçant
notre
besoin d'Autorité par notre désir de
liberté.
Il est intéressant de
constater que la marge de tolérance par rapport aux
nouveautés est aussi liée à
l'ouverture d' esprit
- la compréhension des ensembles comme nous dirions
aujourd'hui -.
Alors que le doyen de la faculté
de médecine de Paris opposait à la
découverte de
Harvey sur la circulation générale du sang
le fait que "Dieu seul sait ce qui se
passe dans le cœur",
des hommes tels que Descartes, Boileau et
Molière osèrent prendre son parti.
L'histoire des sciences
pourrait être comparée à une course
d'obstacles dans laquelle l'homme
est appelé
s'affranchir de ses Tabous, de ses craintes, pour aller
au-delà de ce qui est permis et
codifié.
Nous devons réapprendre lâcher la main de nos
parents pour marcher seuls.
Les problèmes qui se
posaient jusqu'à l'ère atomique pouvaient
être résolus par des savants plus ou
moins solitaires, alors qu'aujourd'hui, indépendamment des
cerveaux électroniques,
nous
ne pouvons aborder certaines questions qu'en groupant les cerveaux
humains.
Ainsi, dans un
groupe de 7 personnes orientées vers une même
recherche
on dispose de près de 100
milliards de cellules nerveuses, et la somme d'intelligence
dépasse de beaucoup en
qualité
l'addition des capacités individuelles. Un jeu de feed-back
permet de
passer rapidement de la thèse l'antithèse
et de celle-ci à la synthèse qui devient une
nouvelle thèse appelant à son tour une
antithèse et
ainsi de suite jusqu'à ce que le
groupe ait atteint son plafond.
(Faute d'une structure psychologiquement adéquate,
les groupes plus grands fonctionnent mal).
Nous pouvons voir à
l'œuvre l'expérimentation de l'esprit scientifique
dans des groupes d'enfants
terminant l'école primaire. Les 17 stades de la logique
déterminés par Piaget suivent
une trajectoire beaucoup
plus rapide que dans les classes où l'on pratique le
"chacun pour soi",
et l'on constate aussi que le pouvoir d'information et
d'invention dépasse souvent celui du maître.
Freud notait "qu'une
répression de la curiosité sexuelle peut
paralyser l'intérêt normal pour savoir
et apprendre".
Or, les blocages et les tabous individuels sont vite
surmontés par le
groupe quant aux clichés finalistes
ils sont vite abandonnés, vu que dans cette
situation propre l'esprit critique
à chaque thèse tend à susciter une
antithèse.
Cette socialisation de la
pensée permettant à chaque
individualité de donner son maximum,
on peut se demander
pourquoi ce système est encore loin d'être
généralisé alors que Cousinet
l'utilisait
déjà au début du siècle.
À cela, nous voyons deux obstacles qui finalement n'en font
qu'un:
les vestiges de notre culture patriarcale et paternaliste où
chacun veut garder
ses prérogatives et
d'autre part la crainte de perdre cette situation, apparemment
privilégiée.
Il en résulte une peur de l'intelligence et la crainte de se
voir
critiqué ou dépassé.
La situation des groupes
de recherche transforme radicalement la relation d'homme qui
se flatte,
de maître à
élèves,
en lui substituant la relation
élèves-élèves.
Cet apprentissage du Fratriarcat semble
bien être aujourd'hui la condition première
de cette nouvelle forme d'intelligence
réclamée par l'esprit scientifique.
Cette constatation reste évidemment valable au
niveau de la recherche parmi les adultes.
"L'Histoire,
remarquait Hegel, n'est qu'une lutte incessante entre les
états du passé et ceux de
l'avenir".
"C'est pour cela, disait-il, que la
prétention de
saisir la vérité par la pensée est
regardée
comme le fruit de l'orgueil de saisir la
vérité par ses propres forces"
(P.L.24 Z.).
Nous savons maintenant
que la guerre qui est une forme catastrophique de cette lutte n'est
possible
que dans un
climat patriarcal où les vieux ont
intérêt à sacrifier les jeunes
et où les jeunes
croient de leur devoir de marcher.
Aussi, quand nous comprenons que notre véritable
sécurité est dans
le risque de l'aventure fratriarcale, nous cherchons à
sortir du
guêpier
dans lequel nous sommes plus ou moins paralysés, en essayant
de vivre selon
notre pensée.
Avec cette optique, nous
pouvons continuer à cheminer vers la pensée
scientifique,
car l'humanité ayant dépassé
depuis longtemps le stade de la mentalité Matriarcale
où "tout est possible",
nous avons encore à nous libérer de
l'antithèse Patriarcale où règne "le
principe de contradiction"
pour entrer dans la synthèse sociale du Fratriarcat
où
"la réciprocité"
fait éclater toutes les frontières et donne
à chacun le
droit de vivre et de penser.
Notre histoire mentale
nous a renseigné sur notre passé et notre
présent,
c'est à nous d'imaginer et de faire
notre avenir.
Célébration du 1989.07.14 @ FR-07190 Lauche
de droite à gauche George DUBAL, son
petit-fils Vladimir, et son fils
Léo